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Liberté d'expression vs liberté d'action : le problème des radios et médias "d'opinions"

La liberté d'expression. S'il y a un concept à la fois simple et éminement complexe, c'est bien celui là. Comment concillier le maintien d'un certain ordre social avec une liberté absolue quant à l'expression de ses pensées? Le problème se pose en particulier avec les cyclistes sur qui, tel le baudet de la fable, on crie haro sans trop oser approfondir. Beaucoup de médias d'opinions ont ainsi fait de la critique des cyclistes une spécialité, au grand bonheur d'une frange de leur lectorat ou auditoire. Que faire avec ces inconséquentes diatribes, donc? Les interdire? Les ignorer? Ni l'un ni l'autre : le problème vient d'une confusion entre deux concepts voisins, mais très différents. Ce billet expose la différence entre libertés d'expression et d'action, distinction qui semble peu claire pour certains.

Rien de trop beau pour les vélos!

Tel est le titre d'un billet récemment publié dans la consternante section d'opinions du non moins navrant Journal de Québec, par un affligeant chroniqueur selon qui les seuls sujets méritant une chronique sont le hockey et l'automobile (je n'invente même pas...) Je ne vais pas m'épancher sur ce billet, parce qu'il n'en vaut sincèrement pas la peine. Si le coeur vous en dit, une petite partie de bingo cycliste peut être amusante, mais dans ce cas-ci on remplit la grille tellement rapidement que ça enlève une bonne partie du suspense...

En gros, à en croire le chroniqueur, les cyclistes sont des fous dangereux, habillés comme pour le Tour de France et qui prennent un malin plaisir à rouler parmi les autos (c'est bien connu, le but de tout cycliste est de s'éclater la tête sur le pare-brise du VUS d'un honnête travailleur-payeur-de-taxe pour lui faire rater sa réunion de 9h et tacher sa carrosserie). Il faudrait cesser d'investir quoi que ce soit dans les pistes cyclables; le ridicule et la contradiction ne tuant pas, le chroniqueur considère simultanément qu'il est inacceptable que des cyclistes osent utiliser les rues. Les policiers devraient réprimander les délinquants du vélo (probablement en leur tirant dessus, on est jamais trop prudent avec ces fichus parasites urbains). Et ainsi de suite...

Un billet somme toute en plein dans la ligne de ce qui se fait depuis des années dans la région de Québec. Pourquoi en parlé-je dans ce cas? Pour réclamer que ce texte d'opinion soit supprimé? Pas du tout. Je vais peut-être en surprendre plusieurs, mais je n'ai absolument rien contre le fait qu'un tel texte soit publié. Certes, la lecture d'un tel torchon me met dans un état de lassitude exaspérée qui doit s'apparenter à celui d'un parent voyant son enfant couvrir les murs blancs de "dessins" pour la 8e fois, mais je ne vois pas pourquoi ce texte devrait être censuré. La liberté d'expression n'a pas de sens si on fait des exceptions pour les sujets qui fâchent : c'est précisément pour ces sujets qu'elle est si importante!

Quel est le problème alors?

Le problème, c'est que certaines personnes sont incapables de détacher leurs actes de tels discours. Exprimer son opinion, même si elle est factuellement fausse, illogique et inconséquente, n'a pas de conséquences en soi. Cependant, cette liberté d'expression si chère à ce genre de chroniqueur n'a de sens que si tout le monde la perçoit ainsi : l'expression d'une opinion qui ne devrait pas influencer notre comportement. En d'autres termes, pensez ce que vous voulez des cyclistes, y compris qu'ils devraient tous mourir dans d'atroces souffrances, mais vous êtes gravement en tort si vous agissez différemment à cause de ces réflexions. J'ai récemment vécu une situation qui illustre de façon éloquente cette incapacité qu'ont certains automobilistes à distinguer les paroles des actes.

Je roulais dans le quartier Saint-Sauveur et voulais tourner à droite. Je signale toujours mes intentions, suivant l'article 490 du Code de la sécurité routière :

Le conducteur d’une bicyclette doit signaler son intention d’une façon continue et sur une distance suffisante pour ne pas mettre en péril la sécurité des autres usagers du chemin public. Il doit: 2° pour tourner à droite, placer l’avant-bras gauche verticalement vers le haut ou placer le bras droit horizontalement;

Pour diverses raisons (j'y reviendrai), je signale souvent avec mon bras gauche. Suivant la loi, je dois donc placer l'avant-bras gauche verticalement vers le haut pour signaler un virage à droite. Je le précise ici pour que ce soit clair : ce n'est pas moi qui viens d'inventer ce signe, c'est dans la loi depuis des dizaines d'années.[1]

Je signale donc avant de tourner à droite lorsque j'entends un crissement de freins à ma gauche, suivi d'un retentissant oh ben mon tab****. Jusque là, rien de trop particulier dans ce quartier, je me dis que quelqu'un a dû déranger un automobiliste au caractère particulièrement sanguin. Considérant que je suis sur un parcours dûment identifié comme étant cyclable et que je ne peux avoir coupé personne en tournant à droite[2], il me semble impossible que tout cela me concerne. Je continue donc jusqu'au feu rouge suivant (la rue croisant le Boul. Charest). C'est alors que s'arrête à ma gauche un gros VUS, toujours dans un retentissant grincement de freins. Et c'est là que commence un des moments de ma vie où le qualificatif interloqué n'exprime même pas le millionième de l'incompréhension qui a été mienne pendant un temps.

Par la fenêtre ouverte côté passager, le conducteur du VUS se met à me hurler des insanités par la tête. Le fond du discours était quelque peu abstrus, probablement parce que le conducteur avait littéralement l'air hébété de rage, incapable de faire quoi que ce soit d'autre que de crier des phrases incohérentes et parsemées de mots d'église... Après une vingtaine de secondes (vingt secondes qui sont très longues dans ce contexte) pendant lesquelles j'essaie désespérément de comprendre ce que j'ai pu faire pour que l'on me voue une haine si viscérale, je commence à saisir qu'il me reproche de l'avoir envoyé promener (pour rester poli). Bon, on progresse. Sauf qu'en fait, je comprends encore moins ce qui se passe. Comment ai-je pu réussir l'exploit d'insulter quelqu'un derrière moi, sans même le regarder?

Après quelques autres longues secondes, le furibond chauffeur doit, heureusement pour moi, se plier à l'inexorable besoin d'oxygène de son organisme et reprendre son souffle. Je finis par comprendre qu'il me reproche de lui avoir fait un bras d'honneur avant de tourner. C'est à ce moment, finalement, que je saisis réellement ce qui se passe. Voici ma position juste avant de tourner à droite, alors qu'il était derrière moi : virage_droite_signale.png

Bon, premièrement, cet automobiliste qui possède, je le suppose, un permis de conduire en règle, ne connaissait manifestement pas l'existence d'un tel signe. C'est déjà selon moi un énorme problème. Encore une fois, ce signe ne provient pas de l'imagination fertile d'un cycliste fou, mais bien du Code de la sécurité routière! Comment peut-on conduire et ne pas savoir cela? Mais passons là-dessus : je trouve cela désolant, mais ça ne m'apprend pas grand chose pour autant. S'il y a des gens qui croient que les cyclistes n'ont pas le droit de passer sur un feu vert, alors il y en a certainement qui ne connaissent pas les signes de changement de direction. Non, là où ça devient vraiment intéressant, c'est que cet automobiliste, confronté à un geste qu'il ne connaissait pas, en a automatiquement déduit que ce devait être une insulte à son endroit. Observez le geste en question : on est très loin d'un bras d'honneur. À la limite, quelqu'un de très mal informé pourrait penser que le cycliste demande à ceux qui le suivent de s'arrêter, mais clairement pas que le cycliste, qui ne le regarde même pas, l'insulte!

Il est très clair que cet olibrius a commencé sa (courte) réflexion par la prémisse que je devais forcément l'insulter. Ses quelques neurones fonctionnels ont par la suite désespérément cherché un rapprochement entre mon comportement et une insulte potentielle, pour en arriver au bras d'honneur. Pourquoi donc? Je ne peux pas le prouver, on comprend bien pourquoi, mais je me permets d'émettre une conjecture : il a fait cette déduction parce que selon ce qu'il connait des cyclistes, il ne pouvait en être autrement. Toutes les semaines, il entend ou lit probablement des chroniqueurs qui se déchaînent contre les maudits cyclistes. Les maudits cyclistes qui se croient tout permis. Les maudits cyclistes qui ne respectent aucune règle. Les maudits cyclistes pour qui on construit des maudites pistes cyclables payées avec ses taxes sur lesquelles les maudits cyclistes ne veulent même pas rouler parce qu'ils ont comme maudite habitude d'énerver les automobilistes au maximum. Les maudits cyclistes qui se croient supérieurs à tout le monde parce qu'ils pensent sauver les bébés phoques et la couche d'ozone en se dandinant dans leur ti-kit en lycra. Les maudits cyclistes qui ne veulent pas arrêter et qui osent dénoncer le fait qu'un boulevard à vélo possède près de 40 arrêts obligatoires sur 7 kilomètres. Les maudits cyclistes qui (pour citer le texte résumé au début de ce billet) :

prennent un malin plaisir à rouler parmi les autos. Question de faire un statement. Question de prouver à la ville ­entière que le vélo devrait prendre autant de place que la voiture sur les routes.

Et j'en passe... Régulièrement, donc, cette personne est exposée à des diatribes de cet acabit. C'est dans cet état d'esprit qu'il voit soudain, devant lui, un cycliste faire un signe qu'il ne connait pas. Pardon, ce n'est pas un cycliste qu'il a devant lui. C'est un maudit cycliste. Le geste que ce maudit cycliste vient de faire est nécessairement une insulte. Il ne peut y avoir d'autres explications. Un maudit cycliste ne commet que des actes qui gênent, nuisent, insultent ou entravent les pauvres automobilistes. Il n'est pas possible que ce cycliste soit sur la route simplement parce qu'il veut se rendre d'un point A à un point B, comme tout le monde; non, s'il est là, c'est uniquement pour prouver qu'il est le meilleur et accessoirement pour rendre la vie impossible aux automobilistes.

C'est ainsi qu'un discours, en soi inoffensif, devient dangereux. Martelé sans cesse, certaines personnes cessent de le considérer comme une simple opinion et en font une vérité qui ne saurait être remise en question, vérité qui sert d'assise à la justification de leurs comportements inacceptables. Dans ce cas-ci, j'ai été, si on peut dire, chanceux, dans le sens où l'automobiliste n'a pas tenté de me rouler dessus (je ne pensais jamais pouvoir me considérer chanceux d'avoir évité une telle chose, mais bon). Toutefois, il aurait très bien pu en être autrement et j'ai peur de ce qui aurait pu se produire et rester de moi après une confrontation entre moi, petit cycliste prudent mais néanmoins vulnérable, et un abruti muni d'un véhicule métallique de plusieurs tonnes...

Conclusion

Au final, après de pénibles explications, l'automobiliste est reparti en grommelant. J'aurais dû noter son numéro de plaque, mais j'étais moi-même proprement abasourdi et, objectivement, il n'a pas directement dérogé au code de la route (même si, à un certain point, ce qu'il a fait relève de l'agression plus que de la discussion).

Il reste que tout cela m'a fait réfléchir. Dans l'idéal, je ne vois aucune raison de limiter la liberté d'expression, mais cela implique que ses dépositaires en comprennent les conséquences. Animateurs de radios "populaires", chroniqueurs à la plume aussi aiguisée qu'une éponge, pseudo-journalistes en manque d'attention, vous pouvez bien écrire et dire ce que vous voulez. Cependant, essayez donc, rien qu'une fois, de réfléchir au climat que vous entretenez par vos discours. À ce climat dans lequel le cycliste est fautif de par sa seule qualité de cycliste et où ce qui devrait être l'utilisation d'un moyen de transport comme un autre devient un statement à condamner. Oui, vous pouvez bien vous défendre en disant que vous ne commettez pas ces actes là, que vous ne faites que suggérer de klaxonner un cycliste ou que vous ne faites qu'émettre l'opinion que les cyclistes sont tous des délinquants et des parasites sociaux, mais le fait est que vous savez très bien que ces suggestions et opinions conditionnent le comportement de bien trop de gens sur la route. Et cela, c'est inacceptable.

J'aimerais clore ce billet par une petite image, sur laquelle bien des gens devraient méditer avant de crier à la mort de la liberté d'expression (source : XKCD)...

Addendum

Certains d'entre vous se demandent peut-être pourquoi je ne signale pas systématiquement un virage à droite avec mon bras droit, signe qui serait peut-être plus clair pour plus de gens. À cela, je réponds deux choses : premièrement, comme je l'ai dit plus tôt, cette façon de signaler est explicitement écrite dans la loi. S'il fallait se justifier à chaque fois que l'on suit la loi, nous serions quelque peu embêtés...

Cela ne convaincra pas tout le monde, je le crains. Je vois venir les commentaires d'ici :

Signaler un virage à droite de cette façon provient du fait qu'un conducteur d'une automobile ne peut signaler avec son bras droit. Ça n'a aucun sens pour un cycliste, et si tu le fais, c'est forcément parce que, comme tous ces cyclistes qui se croient au-dessus des autres, tu fais exprès pour embrouiller tout le monde et utiliser le signe le moins clair pour indiquer ton virage à droite.

Eh bien non, figurez-vous. Il y a une raison très simple et beaucoup plus terre à terre qui explique ce choix. Voyez-vous, lorsqu'un cycliste signale, il doit forcément retirer une main du guidon. Tout aussi logiquement, il retire donc une main d'un des freins. Maintenant, un peu de physique : que se produit-il lorsqu'un cycliste roulant à bonne vitesse freine brutalement avec le frein avant uniquement? La réponse est : des ecchymoses, des ennuis et une bonne dose d'amertume. Lorsque mon virage à droite se fait après un panneau d'arrêt ou une autre situation où ma vitesse est faible, je n'ai aucun problème à signaler du bras droit. Mais lorsque j'arrive plus rapidement (plus de 15 km/h), par exemple à une intersection où je n'ai pas d'arrêt, alors je veux que l'unique main restant sur le guidon soit celle contrôlant le frein arrière. Coïncidence, sur la plupart des vélos, la manette du frein arrière est située à droite. Donc, voulant conserver ma main droite sur le guidon, je signale du bras gauche. CQFD.

Rien de très compliqué n'est-ce pas? N'empêche, certaines personnes à qui j'ai raconté mon histoire ont d'abord cru que mon comportement ne pouvait qu'être dicté par un sentiment de supériorité indue. Cela soulève encore une fois la même question : pourquoi ces gens partent-ils de la prémisse que si je faisais quelque chose de différent, il ne pouvait y avoir d'autre explication qu'un besoin viscéral de ma part de faire un statement? Je doute que beaucoup des lecteurs assidus de mon blog fassent ce genre de chose, mais je suis toujours étonné de constater à quel point une telle pensée était répandue, de manière générale.

Mise à jour (31/10/2016)

Vous doutez que les radios puissent à ce point influencer le comportement de certains automobilistes? Vous voulez exemple encore plus flagrant et direct de cette influence? Voyez ce texte du Vélurbarniste, ainsi que les commentaires qui y sont liés...

Notes

[1] En fait, un automobiliste dont les feux clignotants ne fonctionnent pas devrait également utiliser ces gestes pour signaler ses intentions.

[2] Je vérifie toujours pour ne pas couper le passage à d'éventuels piétons.

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