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Les grands empereurs de l'auto

Je pense que je vais ouvrir un Bingo. Ce ne sera pas un Bingo comme les autres : pas question de tirer des boules ou des jetons numérotés, non. Le jeu sera plutôt de lire ou d'écouter différents articles et entrevues -- mieux encore, des opinions -- publiés dans les médias et concernant les cyclistes et de remplir sa carte de Bingo avec les différents sophismes qui parsèment ceux-ci. Je propose donc un exemple de ce que pourrait être cette carte de Bingo, avec, à l'appui, l'analyse d'un texte "d'opinion" récent écrit par Lise Ravary dans la section Opinions du JdM, intitulé Les petits empereurs du vélo.

bingo.pngVoici donc la carte de Bingo que je vous propose. Pour avoir lu et écouté des dizaines d'entrevues et d'articles critiquant les cyclistes, je peux vous certifier que l'écrasante majorité utilisent au moins quelques-uns de ces arguments.

Le texte déclencheur

Le texte, publié le 10 juillet dans la section Opinions du Journal de Montréal, fait suite à un article dénonçant les contraventions prétendûment abusives données par le SPVM à une intersection en particulier de la rue Rachel. Je précise que je ne suis pas personnellement passé par là, donc je ne peux que me fier aux informations rapportées par les médias et autres outils tels que Google Street View.

Le texte s'intitule Les petits empereurs du vélo, ce qui, à mon humble avis, constitue déjà un sérieux avertissement quant à l'impartialité dont la chroniqueuse va traiter le sujet. Notons bien ici : je ne suis certainement pas contre les articles d'opinion, mais merci de ne pas laisser croire que vous portez le point de vue raisonnable et responsable quand vous ne faites qu'analyser un seul côté du problème, nous le verrons plus loin.

La chroniqueuse commence donc par citer un cycliste ayant reçu une contravention, puis réagit à sa déclaration :

Un cycliste pestait parce qu’il avait reçu une contravention pour s’être fié aux feux ordinaires.

«C’est la seule intersection dans ce coin où il y a un feu avec un petit vélo... Généra­lement, on suit la signa­lisation des voitures, j’ai vu que c’était vert [pour les voitures] et que personne ne voulait tourner, alors je suis passé.»

Un feu avec un vélo dedans, il me semble que c’est clair que c’est pour les cyclistes, pas pour les autobus de la STM.

Justement, non ce n'est pas si clair. Je l'ai déjà expliqué en long et en large dans un précédent article, mais je résume ici en quelques phrases : pour les cyclistes, passer sur le feu vert, c'est obligatoire, sauf quand c'est illégal. Pour un automobiliste, un feu vert signifie toujours qu'il peut passer (sauf si l'intersection est encombrée, bien évidemment). Pour un cycliste, ça dépend s'il y a un panneau le forçant à passer sur le feu piétonnier, ou qu'il n'y en a pas mais qu'il y a un feu spécial pour les cyclistes, ou qu'il n'y a rien de tout ça mais qu'il y a aussi un panneau d'arrêt. Pour rendre les choses encore plus compliquées, la signalisation peut différer selon le coin de rue sur lequel vous êtes... Bien franchement, observez la photo utilisée pour illustrer la chronique : on y voit un énorme feu vert dominant la rue, cependant qu'un petit vélo rouge est présent au-dessus du feu piétonnier, là où est habituellement présent le feu de virage à droite (que l'on voit par exemple à l'intersection suivante). En gros, vous avez un énorme feu vert devant vos yeux, mais pour cette intersection et cette intersection seule, vous devez l'ignorer et vous arrêter sur le feu vert. Vraiment?

Non, tout cela n'a rien de clair. Imaginez si, en tant qu'automobiliste, vous pouviez passer sur les feux verts sauf si une lumière bleue est allumée sur le dernier lampadaire précédent l'intersection. Quand bien même cette lumière bleue aurait la forme d'une automobile, serait-ce vraiment clair? Bien sûr que non. Si toutes les intersections de la ville avaient ce genre de système, je voudrais bien, mais justement, ici on parle d'un cas anecdotique.

Clairement, la chroniqueuse a mal compris (volontairement ou non) la déclaration du cycliste, qui est extrêmement claire : ce n'est pas que ce cycliste ne voulait pas respecter le code de la route, mais que tout à coup il s'est retrouvé dans une situation où ce qui est la seule et unique manière légale de procéder (passer sur le feu vert) est interdite. D'ailleurs, si Ravary s'était donné la simple peine de lire l'article de son propre journal, elle aurait pu y lire ceci :

Selon plusieurs cyclistes rencontrés, c’est bien le manque de cohérence de la signalisation entre les intersections qui sème la confusion.

Sans commentaires... C'est évidemment plus facile d'argumenter lorsqu'on fait dire aux gens des opinions qu'ils n'ont jamais exprimées...

Les cyclistes, ces dangers publics

Ravary continue ainsi :

J’ai déjà travaillé avec une journaliste de la CBC, Joan Donaldosn, qui a été tuée par un cycliste sur le boulevard René-Lévesque, en face de Radio-Canada. Une autre collègue a été heurtée de plein fouet par un cycliste adulte qui roulait à tombeau ouvert sur le trottoir d’une petite rue du Plateau. Il ne s’est même pas arrêté pour lui porter secours. Elle a survécu, mais imaginez si elle avait porté un enfant dans les bras.

Et on revient dans notre bingo. Joan Donaldson (oui, pas Donaldosn, soit dit en passant) est une journaliste ayant été heurtée en 1990, il y a plus de 25 ans. Elle est morte en 2006, plus de 15 ans plus tard (certes de complications liées à l'accident). Par ailleurs, les circonstances de l'accident sont moins claires que ce que la chronique de Ravary suggère :

She called her secretary to say she'd be catching the next plane home to Toronto. The taxi stand in front of the Radio-Canada building on René Lévesque Boulevard was on the far side of a bicycle lane. Joan looked left, saw nothing and stepped off the curb. She didn't know that on this stretch of the path bicycles travel both ways. The courier reportedly shouted and slammed on his brakes, but his bike knocked her to the ground. Her honey-blonde head snapped back against the curb.

(source) Soyons très clairs ici : cet accident est tragique, peu importe les circonstances. Le cycliste aurait probablement pu rouler moins vite également et mieux surveiller les mouvements des piétons, surtout dans une zone telle qu'un poste de taxi. Néanmoins, résumer l'entièreté de l'histoire par "elle a été tuée par un cycliste" et l'utiliser dans le contexte actuel alors que cet événement s'est déroulé il y a un quart de siècle implique une certaine part de mauvaise foi.

Passons maintenant à la seconde histoire. D'abord, vous remarquerez que tous ces chroniqueurs ont ce genre d'histoire, impliquant généralement un collègue, une amie, un membre de la famille, etc., qui s'est fait sauvagement frapper par un cycliste -- allez, soyons fous, appelons cela un attentat, pourquoi pas. Par définition, ce genre d'histoire est impossible à vérifier et ne présente que le point de vue d'une des parties impliquées. Moi aussi, je peux inventer des histoires d'automobilistes qui auraient essayé de me renverser sur une piste cyclable en criant "vive les autos, à mort les cyclistes!"...

Mais passons, et supposons que l'événement soit réel, et sa description entièrement véridique. Le fait est que, dans la société, il existe des idiots. Le fait est que, dans nos transports, peu importe le moyen que nous utilisons, il y a des accidents. Ça ne veut pas dire que les moyens de transport doivent être bannis, ou leurs utilisateurs "responsabilisés" -- ça ne signifie pas non plus qu'on ne peut pas travailler à réduire ce risque inhérent au transport de personnes, bien sûr.

Les accidents ne sont évidemment pas exclusifs aux cyclistes : il est possible de trouver des dizaines d'accidents d'automobile terribles. Avec 361 décès liés à l'automobile en 2015 au Québec, les exemples ne manquent pas. Tenez, j'écris ces lignes le 10 août 2016 et voici ce qui fait les manchettes : un mort et six blessés dans un accident sur l'autoroute métropolitaine. Ce n'est même pas difficile à trouver, et je n'ai pas eu à retourner 25 ans en arrière...

Vous allez me dire : d'accord, mais ce n'est pas encore assez tragique pour une chronique du Journal de Montréal, "imaginez si il avait porté un enfant dans les bras", pour reprendre les mots de la chroniqueuse. Bonne nouvelle (en fait non, c'est une horrible nouvelle), je n'ai même pas besoin du conditionnel. La même journée, voici les grands titres, à Québec cette fois : Collision devant le CHUL : la femme enceinte succombe à ses blessures. C'est assez effroyable comme accident à votre goût? Dans le concours de la nouvelle la plus épouvantable et triste, qu'est-ce que j'ai gagné?

Je me dois de le dire ici: je déteste avoir à écrire ça et je m'en excuse. Si je l'ai fait, c'est justement pour montrer le caractère ridicule, voire insultant de ce genre de "démonstrations". Qu'une journaliste de CBC ait été happée par un cycliste en 1990 n'apporte aucune information pertinente concernant les cyclistes, de même que le fait qu'une femme enceinte soit tuée par une automobile en 2016 n'apporte pas d'information à propos des automobilistes en général. Sachant cela, est-ce qu'on pourrait arrêter de parler d'un hypothétique cycliste ayant peut-être mis en danger la vie du bébé inexistant que ne portait pas une connaissance non identifiée de la chroniqueuse à un moment indéterminé, dans des circonstances non précisées?

Ces foutus carré rouge...

Pour une raison qui m'échappe, le printemps 2012 semble avoir fait une plus forte impression sur ceux qui l'ont commenté que sur ceux qui l'ont vécu. La chronique en question n'échappe pas à la règle :

Cela me rappelle les interminables débats pendant le printemps étudiant: doit-on ou non obéir aux lois et aux règlements qui nous semblent inuti­les ou injustes, même si elles ont été votées ou adoptées par des gens élus par le peuple?

Ah oui, les "gens élus par le peuple". Bien malvenu celui qui oserait les contredire. Dans tous les cas, ce n'est pas le sujet. Premièrement parce que, à cet égard, les automobilistes ne font pas mieux (et bien souvent pire). Deuxièmement, parce que ce n'est pas du tout ce que dit le porte-parole de Coalition Vélo Montréal :

Souvent, ces opérations ne sont pas pour des comportements dangereux, mais simplement pour une application très formelle de la signalisation, qui ne prend pas toujours en compte la situation des cyclistes.

Le Code de la sécurité routière (oui, cette loi votée par "des gens élus par le peuple") prévoit expressément que les principes généraux puissent ne pas être respectés si la situation le justifie. Toutes les phrases commençant par "Sauf en cas de nécessité" dans cette loi en sont des exemples. Personne ne devrait risquer sa sécurité ou se voir immobilisé sans possibilité de mouvement au nom du respect d'une sacro-sainte loi. Je l'ai expliqué en détail dans un précédent billet, ce qui nous amène à la dernière réaction de la chroniqueuse :

Nos vertueux cyclistes seraient équipés d’un jugement sans faille qui manque aux autres usagers de la route?

Peut-être pas sans faille, mais clairement meilleur que celui de ceux qui ne font que s'égosiller à qualifier les cyclistes de dangers publics et de destructeurs de démocratie à chaque incartade mineure.

Vous prendrez bien une dernière dose de sophisme?

On conclut en beauté :

Appliquer le Code de la route à tout le monde n’est pas une violation des droits de l’homme ni l’expression d’un néolibéralisme débridé.

Non, en effet. Qui a seulement suggéré cela? À partir de déclarations somme toute très posées et raisonnables, Ravary a réussi à nous parler de carrés rouges, de l'importance de respecter notre démocratie représentative, de violation des droits de l'homme et de néolibéralisme. À mon sens, cela constitue un exploit, je me dois de le mentionner. Ma phrase conclusive sera donc à la hauteur de la sienne.

Demander des aménagements cyclables sécuritaires, prévisibles et efficaces n'est pas une marque d'un environnementalisme débridé ni le prélude à un génocide de pauvres piétons sans défense face aux "petits empereurs du vélo".

Addendum

Vous souhaitez vous pratiquer encore au bingo cycliste, mais vous n'avez pas beaucoup de temps? Pas de problème! Aller lire (ou écouter) les réactions de Stéphane Gendron à cette demande absolument inconcevable et irresponsable qu'est celle des cyclistes demandant... un accotement asphalté : c'est par ici.

 

Commentaires

1. Le jeudi, février 6 2020, 15:06 par lagatta de Montréal

Cette vermine de droite droguée à l'auto n'écrit rien sur l'hécatombe de cyclistes (surtout femmes d'un certain âge, comme moi et la dite vermine) depuis un an à Montréal. Tuées, point par les cyclistes (je ne dis pas cela par approbation des cyclistes cowboys), mais par des automobilistes et camionneurs. Elle est contre le plan de relance de la rue St-Denis parce qu'on va élargir les trottoirs et ajouter une piste cyclable. Est-ce que cette connasse a observé qu'il y a bien trois stations de métro aux coins de St-Denis dans l'arrondissement ainsi que le métro Rosemont à peine plus au nord dans ce secteur?

Ce qu'il faut de plus c'est 1) un moyen de transport pour les gens qui ne peuvent pas emprunter le métro (signalons que le métro Rosemont à un ascenseur maintenant et il y en aura un autre au métro Mont-Royal our les handicapés, parents avec jeunes enfants et personnes qui transportent des charges) et un plan de livraison d'encombrants. Ce n'est pas très intelligent de prendre une voiture vers un bar ou resto...

Lise, je connais qqn né en 1937 qui prend toujours son vélo.

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