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Les cyclistes, pourvoyeurs de misère

À chaque fois que la ville de Québec annonce une nouvelle bande cyclable, on voit fleurir les mêmes reportages, reprenant les mêmes témoignages éculés, soulevant les mêmes inquiètudes surannées et morigénant ces trublions de cyclistes qui n'ont décidément aucune valeur sociale. Voyez-vous, c'est que les rues n'ont pas une largeur infinie, si bien que, bien souvent, mettre en place une bande cyclable impose de retirer autre chose. Dans certains cas, il s'agit de transformer une rue en sens unique pour les automobiles. Dans d'autres, on parle plutôt de retirer des espaces de stationnement. Chose certaine, dans tous les cas, on se retrouve avec des prédicateurs qui nous pronostiquent une apocalypse économique à cause de ces changements. Mais, au fond, pourquoi ne pas les faire passer ailleurs, ces pistes cyclables? Analyse d'un cas récent, avec la prolongation de la piste cyclable de la 3e avenue, dans Limoilou.

Commençons par les faits. Il existe présentement sur la 3e Avenue une bande cyclable entre la rivière Saint-Charles (Pont Dorchester) et la 12e rue. De plus, une signalisation indiquant une chaussée partagée est présente de la 12e à la 14e rue. La carte suivante provenant de la ville de Québec montre la situation actuelle (la 3e Avenue est l'axe indiqué en double vert au centre) : carte_3eav.png

La ville de Québec souhaite prolonger cet axe jusqu'à la 24e rue. En d'autres termes, ajouter des bandes cyclables aux endroits indiqués en rouge sur la carte suivante : carte_3eav_mod.png

En bref, une prolongation d'une bande cyclable déjà existante sur une distance d'un peu plus d'un kilomètre. Rien de bien fascinant, me direz-vous : un projet routier parmi des milliers. La 3e avenue a connu des changements bien plus majeurs depuis le développement du quartier, ces dernières années. Il y a toutefois un détail qui a fait en sorte de propulser immédiatement ce dossier dans les hautes sphères journalistiques : cette bande cyclable se fera en retirant des espaces de stationnement!

Le choc

Après le choc, la consternation. Comment peut-on avoir espoir en l'avenir si on ne peut même pas s'y stationner? Les commerçants du secteur s'outrent immédiatement, la résistance s'organise, l'on fait appel aux médias. Le peuple doit le savoir! Radio-Canada, Le Soleil et le Journal de Québec y vont de leur enquête. Mention spéciale au Journal de Québec, dont le photographe semble avoir voulu montrer la grogne de la manière la plus irréfragable possible, en demandant manifestement à son sujet de faire la tête qu'il faisait à 6 ans lorsque ses parents le privaient de gâteau au chocolat. Mais bon, je diverge.

Avant de parler des témoignages à proprement parler, il me faut rectifier certaines choses. Premièrement, l'aménagement ne requiert le retrait que des espaces de stationnement d'un côté de l'avenue, soit le côté ouest. Deuxièmement, les 48 espaces de stationnement retirés ne sont, aux dires de la ville, qu'utilisés à 36%. Troisièmement, sur le côté ouest de la 3e avenue, on compte, de la 19e à la 12e rue, précisément quatre commerces. L'un d'entre eux (le centre de Yoga) possède son propre stationnement et un second est un garage dont l'entrée se situe sur une rue transversale. Au final, il reste deux commerces qui pourraient (je dis bien pourraient) être affectés par ce changement.

Des témoignages éprouvants

Observons donc ce que les commerçants ont à dire, selon ce qui a été rapporté dans les médias. Notons que j'ai agrégé les témoignages rapportés par différents journaux.

Quincaillerie Rona Limoilou

Quand tu sors avec de gros matériaux, du gypse ou de la peinture, tu ne circules pas à pied. Moins de stationnements, c’est automatiquement un chiffre d’affaires moins élevé pour nous. Et les affaires, c’est l’été que nous les faisons. Je ne vois pas pourquoi il faudrait enlever des stationnements ici alors que plus bas, il ne faut pas le faire.

Bon, premièrement, ce commerce est situé du côté est de la 3e Avenue. C'est donc dire que le stationnement sera encore permis devant. Deuxièmement, bien qu'il y ait du vrai dans le fait qu'un cycliste ne rapportera clairement pas 12 panneaux de gypse, il faut relativiser la chose : on parle déjà d'une quincaillerie de quartier. Voici à quoi ressemble sa devanture : quincaillerie_3eav.jpg On ne parle pas d'un centre de rénovation approvisionant les entrepreneurs et grossistes ici. Bien sûr, il est possible d'acheter matériaux ou peinture, mais dans ce cas, le stationnement qui persistera en face peut tout à fait suffire. Et sinon, cela signifie que la survie d'un commerce dépend de 10 espaces de stationnement public, ce qui n'est pas une bonne nouvelle pour ses créanciers.

D'autre part, en ce qui concerne le dernier questionnement : il faut enlever des espaces de stationnement tout simplement parce que la 3e Avenue est moins large à cette hauteur...

Saucisserie Ils en fument du bon

Ce n’est pas une bonne nouvelle. Je comprends que c’est vert une piste cyclable, mais ils peuvent faire ça dans une autre rue. Je fais 75 % de mes affaires l’été et on m’explique que je n’aurai pas d’été. Je n’ai pas pu prendre de vin encore pour me calmer ! J’ai un peu les culottes à terre. À part brailler, je ne sais pas quoi faire! Québec, ce n’est pas Montréal ! Les gens ne viennent pas en métro à Limoilou. On est tous pro vélo, mais côté business, je suis découragé.

À lire cette déclaration, on pourrait être porté à croire que le propriétaire semble prendre au mot la raison sociale de son entreprise. En quoi le retrait de 3 espaces de stationnement devant sa boutique va-t-il lui faire perdre son été? D'une part, le stationnement reste tout à fait permis de l'autre côté de la rue ainsi que sur la rue transversale bordant son échoppe. D'autre part, on ne parle pas de matériaux lourds ici, on parle de saucisses. Si ses saucisses sont réellement si lourdes qu'elles ne peuvent être transportées à vélo ou à pied, alors nous avons autre chose à faire avant de penser au stationnement : prévenir la santé publique.

Ce que ce commerçant semble (tenter de) souligner, c'est soit que personne du quartier n'achète ses produits, soit que tous ses clients tiennent mordicus à venir acheter leurs saucisses en automobile. Dans les deux cas, c'est un problème. Ou alors, hypothèse plus terre à terre, mais probablement plus crédible : quelqu'un fait une attaque d'apoplexie sur un problème qui n'en est pas un.

Un artisan qui n’a pas voulu être identifié pour éviter les conflits avec des clients cyclistes.

Les espaces sont déjà restreints dans Limoilou. Ce n’est pas la meilleure idée. Il y a une piste cyclable à deux coins de rue.

Bon sang, les cyclistes peuvent aussi être des clients? Moi qui jurait qu'ils étaient tous sans le sou! Bon bref, il y a quand même un élément nouveau ici : il y a effectivement une piste cyclable à 2 coins de rue, soit la piste de la 8e avenue. C'est vrai, pourquoi ne pas demander aux cyclistes de l'utiliser?

Eh bien, pour la même raison qu'on ne demande pas aux automobiles de faire seulement deux coins de rue de détour au lieu d'un trajet rectiligne. Ces deux coins de rue sont distants de 350 mètres environ, c'est donc un détour de 700 mètres au total pour un cycliste, incluant traverser deux fois une artère plus achalandée (la 4e avenue). Bien sûr, c'est possible, mais c'est tout simplement inefficace. La 3e Avenue est très efficace comme axe utilitaire puisqu'elle mène directement au Pont Dorchester, qui mène au coeur de St-Roch. Tenez, considérez la fin de la piste actuelle : 3eavenue_finpiste.jpg

En tant que cycliste, pourquoi diantre tourneriez-vous à droite si vous voulez simplement aller vers le nord? Bon sang, il y a une avenue de transit rectiligne, droit devant vous, dans la direction où vous souhaitez vous rendre! Qui préférerait faire un détour? Les plus fins observateurs d'entre vous remarquerons également que la 12e rue est un sens unique vers l'ouest, donc dans le sens opposé à celui que devraient prendre les cyclistes pour se rendre à la 8e Avenue...

Au final, si un détour par la 8e Avenue n'est pas problématique pour un cycliste, pourquoi ne le serait-il pas également pour les automobiles? Fermons tout simplement les 2e, 3e et 4e avenues à la circulation automobile (je suis bon prince et vous laisse la 1ère) et adaptons-les aux vélos et piétons. Que dites-vous? Pas acceptable? Mais pour quelle raison? Un misérable détour de 700 mètres vous ferait-il peur? Pourquoi ce qui est évident pour les cyclistes serait-il inacceptable pour les automobilistes? Ne me répondez pas qu'il s'agit d'une question de trafic : même à 5h du matin un dimanche, tout automobiliste ragerait (avec raison) de devoir faire un détour inutile alors qu'une voie de transit parfaite existe. Il s'agit d'une question d'efficacité et, là-dessus, automobilistes et cyclistes ne sont pas différents : personne ne veut d'un parcours qui multiplie par quatre le temps de trajet d'un autre axe plus efficace.

Le chef de l'opposition officielle à l'Hôtel de ville, Jean-François Gosselin

On est pour le développement et la consolidation de notre réseau cyclable, mais pas au détriment de la sécurité des piétons et de la vitalité de nos commerces. Enlever des stationnements dans un secteur où l’accessibilité est déjà problématique est irréfléchi. Si la Ville va de l’avant avec son projet, elle nuira à ses propres commerçants dans une période de l’année où l’achalandage génère des retombées économiques importantes pour le milieu.

On retrouve ici le classique Je suis X, mais. Ce genre de phrase ne finit jamais bien et on peut être sûr d'une chose : la personne qui l'énonce n'est jamais réellement d'accord avec le début de sa phrase. D'abord, qu'est-ce que tout cela a à voir avec la sécurité des piétons? On parle d'aménager une bande cyclable, pas de donner le droit aux cyclistes de rouler sur le trottoir! Par ailleurs, en tant que chef de l'opposition officielle, M.Gosselin pourrait certainement consulter les statistiques de sa propre ville, qui, en l'occurrence, suggèrent que près du deux tiers des espaces de stationnements sont inoccupés en semaine; nous sommes donc loin d'un secteur à l'accessibilité problématique...

On termine tout de même par un rappel de cette fameuse guerre à l'auto, ce conflit insidieux qui ronge notre tissu urbain :

La Ville doit carrément rayer cette idée saugrenue de sa planification et trouver des alternatives viables pour atteindre ses objectifs sans mener à tout prix la guerre à l’automobile comme cela a été le cas plus tôt cet été avec l’aménagement d’une piste cyclable sur la rue Dalhousie.

Le problème, c'est que selon Québec 21, l'alternative viable, c'est manifestement de n'avoir aucune piste cyclable, sauf si elles ne coûtent rien et qu'elles ne causent aucune entrave, même la plus microscopique, à quelques automobilistes. Nous n'assistons pas une guerre à tout prix contre l'automobile, mais à une prise de conscience de l'importance d'autres modes de transport complémentaires. Ce nombrilisme patent que l'on peut constater dans les prises de position de ce parti est non seulement déplorable, mais surtout carrément mal placé : cessez de tout ramener à l'automobile, c'est une ville qu'il faut gérer, pas un stationnement géant.

Ce genre de propos dénote une incompréhension profonde du rôle du cyclisme urbain. Il n'y a pas que les marchands qui génèrent des retombées économiques importantes pour le milieu. Les cyclistes aussi, engendrent indirectement des retombées sociales et économiques positives pour un quartier. Au contraire, nous l'avons vu, l'automobile coûte très cher, en particulier en ville. Ce n'est pas de dire qu'il faut immédiatement interdire toutes les automobiles, mais que l'équation économique ne peut se résumer à un simple les cyclistes n'apportent rien, les commerçants génèrent toutes les retombées. Dans tout dossier, il y a inévitablement un conflit entre des priorités de nature différente et ce conflit doit être règlé par un compromis. Dans le cas qui nous occupe, le retrait de 10 cases de stationnement devant 2 commerces me semble être un prix acceptable pour un lien cyclable continu dans le quartier. Y a-t-il moyen de faire mieux? Peut-être et c'est parfait : discutons-en! Mais cessons de systématiquement jeter la pierre à quiconque ose suggèrer le plus infime retrait d'un avantage aux automobilistes.

La consultation de la Ville de Québec

Comme pour tout projet, la ville tenait une soirée de consultations visant à discuter du projet et à y suggérer des améliorations. Le lieu parfait pour venir exprimer ses doléances et s'assurer d'être entendu par les responsables du dossier. Pourtant, que rapporte Le Soleil?

on se demandait où étaient les commerçants qui avaient critiqué l’intention de l’administration Labeaume dans les médias plus tôt cette semaine.

Tiens donc. Se pourrait-il que toute cette histoire n'ait été qu'une tempête dans une verre d'eau? On remarquera incidemment que les gens les plus prompts à crier à l'injustice et à reprocher aux autorités de ne pas les écouter sont également les moins présents dans ce genre de rencontres...

Conclusion

Comme tout projet du genre, la ville va finir par édulcorer quelque peu son projet (c'est de bonne guerre) et les médias vont se lasser de l'affaire. Dans deux ou trois ans, on aura oublié ce cataclysme économique qu'on nous promettait et la vie pourra reprendre son cours. C'est ce que l'on a vu sur la rue du Pont, où la ville a accepté de laisser une centaine de mètres à double sens pour permettre à ces milliards de clients de la rue St-Joseph d'y accéder via Charest et Du Pont en automobile. Au final, tout fonctionne très bien et plus personne ne s'en plaint, à part quelques anti-vélos en mal d'injustices. C'est ce que l'on a aussi vécu sur la rue de Montmagny, où la ville a finalement conservé les espaces de stationnement des deux côtés. Aujourd'hui, plus personne ne se souvient que la conversion en sens unique avait été décriée et que l'on anticipait la fin de Saint-Sauveur (comme si cette rue était la première à être en sens unique...).

Dans tous les cas, nul doute que les commerçants locaux sont importants pour le milieu social, je ne le remettrai certainement pas en cause. Leurs préoccupations et leurs suggestions doivent être considérées. Cependant, il n'y a aucune raison de verser dans l'absolutisme et de ne tolérer aucune atteinte à leur égard, même la plus infime. Notez que je dirais la même chose des cyclistes : aussi importants qu'ils puissent être, il serait absolument inacceptable de clore une discussion par un simple le cyclisme c'est bien, donc aucun argument n'est opposable. Oui, la gestion d'une ville est une affaire de compromis, mais il faut pour cela cesser de voir tout développement cyclable comme une attaque en règle envers les automobilistes.

À quelque chose, malheur est bon : à chaque fois, on s'aperçoit que la majorité silencieuse payeuse de taxe n'était finalement pas si majoritaire que ça et que, au final, les gens sont bien contents de voir une nouvelle piste cyclable dans leur quartier. Et cela, c'est la plus belle des récompenses pour quelqu'un qui se bat pour l'avancement de la cause cycliste.

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