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La relativité des limites de vitesse

À chaque été, c'est inévitable : quelqu'un doit venir s'égosiller dans les médias sur l'impossibilité d'une cohabitation paisible entre cyclistes et automobilistes. Que ce soient de simples contribuables-qui-payent-leurs-impôts-et-respectent-la-loi ou des experts autoproclamés, il se trouve toujours quelqu'un pour arguer, à grand renfort de discours logomachiques, que les demandes des cyclistes et les besoins des automobilistes sont irréconciliables et que, par conséquent, la pratique du cyclisme ne peut être tolérée sur les routes (curieusement, dans ces moments là, personne ne propose de retirer les automobilistes du réseau routier). Dans ce billet, je propose une réfutation d'un énième de ces argumentaires; je l'ai cependant aussi choisi parce qu'il m'offre un contexte pour discourir d'un sujet extrêmement mal compris au Québec : la relativité des limites de vitesse.

Contexte

Le billet auquel je fais référence s'intitule Les cyclistes et les autres et a été publié dans la section d'opinions du journal Le Soleil, le 13 juillet dernier et est signé par un ex-policier expert en sûreté et sécurité. Je dois admettre que mes titres de noblesse n'incluent pas de telles qualifications, d'autant que je ne suis même pas certain de comprendre ce que signifie expert en sûreté. Vous lirez donc ici une réfutation écrite par un simple profane, qui n'a pour seule expertise reconnue que de savoir faire du vélo.

Je passe rapidement sur l'introduction du texte, ou un auteur visiblement outré explique comment il est inacceptable que les automobilistes aient dû céder la rue du Pont dans St-Roch et une partie de Dalhousie (oui vous savez, cette déclaration de guerre). Bien sûr, il n'est pas mentionné que la rue du Pont reste tout à faire accessible aux automobilistes dans une direction, et qu'elle l'est même dans les deux entre St-Joseph et Charest. Bien sûr, on ne parle pas non plus que dans un rayon de 500 mềtres autour de la rue du Pont, les automobilistes ont encore plein accès à la rue de la Couronne, la rue Dorchester, la rue de la Chapelle, la rue Monseigneur-Gauvreau, la rue Caron, la rue St-Anselme, le Boulevard Langelier, la rue du Parvis et l'autoroute Dufferin-Montmorency, pour ne nommer que les axes strictement parallèles à du Pont...

De manière générale, il serait bon que certaines personnes comprennent que les rues ne sont pas la propriété des automobilistes et que si la ville décide d'y aménager une piste cyclable (ou un trottoir plus large pour les piétons), ce n'est pas pour autant une dépossession des automobilistes... En l'occurrence, il n'existait aucun lien cyclable nord-sud dans St-Roch, et l'aménagement de la rue du Pont permet d'y remédier. Et si vous voulez entrer dans St-Roch en automobile? Eh bien ça ne change rien, puisque la rue du Pont est toujours ouverte aux automobiles en direction sud. Et si vous voulez sortir de St-Roch vers Limoilou? Vous êtes quitte pour utiliser un des dix autres axes à votre disposition. Je crois que vous devriez vous en sortir...

Lorsque je me frappe avec un marteau, ça fait mal, donc ça doit être la faute du marteau

J'en viens au vif du sujet, soit le paragraphe où notre expert en prudence[1] houspille vertement les amendements au Code de la Sécurité Routière concernant la distance minimale :

je pose la question : comment un automobiliste peut-il, sur une route numérotée telle que la 365, dans une zone de 90 km, dans une courbe, au croisement d'un véhicule circulant en sens contraire, peut-il faire pour freiner suffisamment et dégager une distance de 1,5 m? Moi, je ne sais pas. Même en ville, comment trouver le 1m sur des chemins qui sont à peine suffisamment larges pour supporter deux voitures et camions ? Cette règlementation a été adoptée pour satisfaire le lobby des cyclistes et non les usagers de la route tels que vous et moi, que sont les piétons, automobilistes, camionneurs et autres transporteurs.

Tout d'abord, quelques remarques de forme sur ce paragraphe :

  • Le lobby cycliste est décidément partout!
  • Les cyclistes ne sont pas des usagers de la route, semble-t-il. C'est curieux, j'aurais cru qu'un expert en sécurité le saurait...
  • Une règlementation concernant les cyclistes n'a pas été adoptée à l'instigation des camionneurs et des piétons? C'est effectivement louche... Blague à part, qu'est-ce que c'est que cet argument? Si une loi concernant les pêcheurs est adoptée, est-ce que je peux crier à l'injustice parce qu'on ne l'a pas fait pour satisfaire les cyclistes?

Le jupon de l'automobiliste mécontent dépasse quelque peu ici, je serais d'avis que l'auteur aurait pu être plus subtil. Mais bon, tout cela, nous le savions déjà. Autrement plus intéressante est la première partie du paragraphe. Analysons la un peu plus en détails : comment un automobiliste peut-il, (...) dans une zone de 90 km, dans une courbe, au croisement d'un véhicule circulant en sens contraire, peut-il faire pour freiner suffisamment et dégager une distance de 1,5 m?

Je vais ici me concentrer sur une petite subtilité langagière. Dire que nous sommes dans une zone de 90 km[2] n'est pas tout à fait exact. N'étant pas un expert de la sérénité, j'ai dû aller revoir à quoi ressemblait un panneau indiquant une telle zone : maximum90.jpg

Le panneau n'indique pas roulez à 90 km/h, mais bien roulez à un maximum de 90 km/h. Tout cela peut sembler être un détail, mais ça ne l'est pas du tout. Même si on met de côté le fait que cette vitesse n'est quasiment jamais respectée[3], cette vitesse est un maximum et tout conducteur devrait adapter sa vitesse en fonction de la forme et de l'état de la route, des conditions météorologiques, du trafic, etc. Donc, si on reprend la question de l'expert en ataxie :

comment un automobiliste peut-il, dans une zone de 90 km, dans une courbe, au croisement d'un véhicule circulant en sens contraire, peut-il faire pour freiner suffisamment et dégager une distance de 1,5 m?

La réponse est très simple, presque trop : si vous vous retrouvez en automobile, au sortir d'une courbe suffisament prononcée pour obstruer entièrement votre champ de vision de votre voie et de celle de la voie inverse, à 90 km/h, c'est vous qui êtes dangereux. Si vous aviez pris la courbe de manière à en sortir à, par exemple, 60 km/h, vous auriez constaté que, magiquement, il vous aurait été possible de freiner pour dégager une distance de 1,5 mètres. Tout le problème est là : vous mettez sur les épaules des autres la responsabilité de votre comportement dangereux.

Ce n'est même pas seulement une question de cyclistes. Oui, il peut y avoir un cycliste à la fin de la courbe, mais il peut aussi y avoir :

  • Un tracteur (aussi lent qu'un vélo et bien plus large);
  • Un piéton qui ne peut marcher hors de la chaussée faute d'accotement;
  • Une automobile qui vient de sortir d'une entrée privée et qui commence tout juste à accélérer;
  • Un orignal aux préoccupations bien éloignées des vôtres;
  • Un véhicule plus large dans la voie inverse;
  • Un facteur de campagne, qui livre le courrier en s'arrêtant à chaque boîte aux lettres;
  • Un animal de ferme;
  • Une courbe plus prononcée que ce que vous pensiez;
  • En hiver, une plaque de glace ou une congère;
  • Un véhicule en panne qui n'a pas pu s'arrêter ailleurs, faute d'accotement;
  • Plus prosaïquement, un gros nid-de-poule dans la chaussée.

Et ce n'est qu'une énumération faite sur l'inspiration du moment, je suis convaincu que l'on pourrait en ajouter encore plusieurs. Le fait est que vous devriez toujours être en mesure de freiner à temps pour éviter un obstacle ou un danger dont la présence pouvait être raisonnablement déduite. Notons que je ne dis pas que vous devriez être prêts à tout, mais à n'importe quoi de raisonnable[4], ce qui se situe dans le raisonnable dépendant de la route. Par exemple, sur une autoroute, voie à accès restreint, il n'est pas déraisonnable de ne pas avoir prévu la présence d'un cycliste, qui ne devrait pas être là. Sur une route à 90 km/h, la présence d'un cycliste éventuel peut être raisonnablement déduite, mais il n'est pas déraisonnable de ne pas avoir prévu une partie de hockey de rue après une courbe. Par contre, la même chose sur une rue résidentielle à 30 km/h devient raisonnable. Il n'y a donc pas d'absolu ici, si ce n'est une chose : en tant qu'automobiliste, nous devons toujours adapter notre conduite.

Le 90 km/h est un maximum, c'est-à-dire la vitesse maximale pouvant être atteinte en toute sécurité dans le meilleur des cas : bonne visibilité, pas de trafic, pas de courbe ni d'intersection, etc. Si l'un de ces éléments n'est pas présent, c'est au conducteur de réduire sa vitesse, et non aux autres usagers comme les cyclistes de dégager. Encore une fois, ce n'est même pas une question de cyclisme; quand bien même vous réussiriez à sortir les cyclistes des routes à numéro, vous seriez encore aux prises avec tout le reste des éléments énumérés plus haut, et il vous faudrait écrire une lettre pour dénoncer les tracteurs, une autre pour dénoncer les piétons, les orignaux, les vaches, les facteurs, la glace, les automobiles en panne, les courbes prononcées, etc. Vous n'êtes pas sorti de l'auberge. C'est même la loi (moi aussi, non-expert que je suis, suis capable de citer le CSR), voyez par exemple les articles 330 et 335.

Oui, les cyclistes ont des règles à respecter. En particulier, la sortie d'une courbe n'est définitivement pas le bon endroit pour rouler côte à côte. Mais tout cela n'enlève rien à la responsabilité qui vous incombe, en tant qu'automobiliste, de toujours adopter une vitesse raisonnable compte tenu des circonstances.

Et en ville?

Le même raisonnement s'applique en ville, où l'auteur semble frôler la compréhension... mais passe à côté :

comment trouver le 1m sur des chemins qui sont à peine suffisamment larges pour supporter deux voitures et camions

Sans le savoir, le spécialiste de la quiétude explique en moins d'une phrase le pourquoi de cet amendement. C'est précisément pour empêcher les dépassements dangereux des cyclistes dans des endroits restreints. La loi n'a pas été pensée pour régler les problèmes de sécurité dans les cas où la voie fait 10 mètres de large et pourrait permettre à un paquebot de dépasser le cycliste sans danger : elle a précisément été réfléchie pour ces cas où le cycliste est coincé entre le trottoir/mur et une voie étroite. Dans ce cas, la solution me semble très claire : comment trouver le 1m? En attendant. Soit vous avez l'espace et vous pouvez dépasser le cycliste sans danger, soit vous ne l'avez pas et vous attendez de pouvoir le faire.

Curieux tout de même qu'il faille une loi pour faire adopter aux automobilistes québécois un comportement généralisé depuis des années dans les autres provinces, mais si c'est ce qu'il faut... Le fait que l'auteur soit incapable de percevoir les principes fondamentaux derrière cette loi malgré les avoir lui même énoncés est ici assez révélateur, d'autant plus venant de la part d'un expert. Pour rappel, le Larousse donne la définition suivante au mot sécurité :

Situation dans laquelle quelqu'un, quelque chose n'est exposé à aucun danger, à aucun risque, en particulier d'agression physique, d'accidents, de vol, de détérioration.

Y a-t-il un meilleur exemple d'application qu'une loi qui force les automobilistes à adopter un comportement sécuritaire en la présence d'un cycliste?

Le concept des limites de vitesse relatives est tout aussi pertinent en ville, notons le bien. Si beaucoup d'artères urbaines sont limitées à 50 km/h (ok, disons 65 km/h vu la vitesse des véhicules qui y circulent), cela ne signifie pas pour autant que 5065 km/h soit toujours une vitesse sécuritaire. Rouler à 50 km/h sur la rue Cartier à 7h un matin de novembre n'est effectivement pas excessif. Faire la même chose pendant un samedi après-midi estival l'est. Oui, vous avez bien lu : même si vous respectez la limite de vitesse, vous pouvez être dangereux. Pourquoi? Parce que les conditions ne s'y prêtent pas.

Au final, la conclusion est simplissime. Les limites de vitesse sont ce qu'elles sont, des bornes maximales. En aucun cas elles vous permettent de rouler à cette vitesse sans tenir compte des circonstances. Si vous avez de la difficulté avec ce concept, c'est que vous ne devriez probablement pas conduire.

Aparté cycliste

Je profite de cet article pour soulever un réel problème chez certains cyclistes, particulièrement les adeptes du cyclisme sportif : la vitesse sur les pistes cyclables. Moi aussi, j'ai un bon vélo de route. Moi aussi, je connais le plaisir à rouler avec un bon vent de dos et à atteindre sans effort plus de 40 km/h. Moi aussi, je ressens ce petit frisson à aller jusqu'au bout de son gros braquet, à réaliser que je suis presque en train de voler, n'étant en contact avec le sol que par quelques misérables centimètres carrés de caoutchouc.

N'empêche, je vais le dire : si vous roulez à 50 km/h sur une piste cyclable encombrée, vous êtes des idiots et ne valez pas mieux que ces automobilistes qui nous passent à 100 km/h au ras du guidon. Je passe souvent par le Corridor des Cheminots tôt le matin en semaine. Je croise plusieurs cyclistes qui descendent (très) rapidement, et je n'ai aucun problème avec ça. La piste est vide, droite et pourvue de très peu d'intersections. Par contre, je ne peux supporter de voir la même chose par un après-midi d'été, avec des sportifs qui zigzaguent à 40 km/h entre les enfants, les familles en poussette et les personnes âgées, et qui osent par la suite blâmer ces gens au moindre accrochage.

En fait, si vous êtes de ceux là, vous me connaissez peut-être déjà. Je suis le cycliste un peu bizarre qui vous a probablement apostrophé pour vous expliquer à quel point votre comportement est dangereux. Pour vous dire que si vous allez rouler sur les routes, je serai le premier à défendre votre droit à y être, mais que là, sur cette piste, rouler à votre vitesse est simplement stupide. La plupart d'entre vous le prenez mal, je dois dire. J'en entends de toutes les couleurs, à commencer par l'argument selon lequel c'est une piste cyclable et que tous les vélos devraient pouvoir y rouler (et, alternativement, que c'est le problème des enfants s'ils ne sont pas capables de rouler sans faire un écart de 2 cm de temps en temps).

Imbus de vous-mêmes, vous commettez là la même erreur que ces automobilistes que vous détestez : vous considérez que la piste vous est due, à vous, indépendamment des circonstances. Elle n'est pas à vous. Elle est à tous les cyclistes et marcheurs, et si on demande effectivement aux usagers de respecter certaines règles, vous ne pouvez simplement vous l'approprier. Vous êtes dangereux et je ne peux que souhaiter que vous le compreniez avant de causer trop de dommages aux autres.

Et oui, je vais continuer à faire mon énervant et à vous sermonner. Parce que je ne peux pas à la fois dénoncer les comportements dangereux des automobilistes et rester aveugle à ceux des cyclistes. Je suis peut-être un zoïle, mais il y aurait des limites à la mauvaise foi...

Conclusion

Si l'on revient aux propos de notre expert en non-danger, on peut constater qu'ils ressemblent au final tristement à bien d'autres opinions anti-cyclistes. Le genre de texte qui prend prétexte d'une quelconque incartade des cyclistes (ici, il semble que l'auteur reproche aux cyclistes de ne pas céder aux autres usagers lors de leurs virages, puisqu'il cite l'article 349 du CSR, mais n'en parle jamais dans le texte) pour, au final, conclure que les cyclistes devraient simplement être bannis de la route. Pas tant parce qu'ils ne respectent pas les lois ou qu'ils prennent de la place (de manière relative, l'espace accordé aux cyclistes est infime en comparaison de celui accordé aux automobilistes, tant en ville qu'en campagne), mais parce que ce sont des cyclistes. Et que, comme l'auteur le dit si bien : j'en ai marre des cyclistes.

M. Larose, vous m'en voyez marri, mais des cyclistes, vous allez en voir de plus en plus. Et il y aura de plus en plus d'endroits où les automobilistes devront "céder" aux cyclistes. Un petit conseil pour vous : malgré ce qu'en disent certains, cessez de voir cela comme une guerre. Réalisez que la pratique du cyclisme se fait au bénéfice de tous, même ceux qui n'ont jamais utilisé un vélo de leur vie. Considérez le fait que loin d'être des mesures prises seulement pour satisfaire un lobby cycliste au bras décidément bien long, c'est le genre de choses qui pousse au changement dans nos habitudes de transport et qui a le potentiel de réduire bien des problèmes qui nous affectent tous, y compris les automobilistes, à commencer par la congestion routière.

Et si vous n'êtes toujours pas convaincu? Si vous vous sentez viscéralement incapable d'attendre 4 secondes pour dépasser un cycliste de manière sécuritaire? Eh bien rendez votre permis de conduire et attendez les voitures autonomes qui, elles, ne détermineront pas la valeur de la vie de quelqu'un en fonction du moyen de transport qu'il utilise.

Notes

[1] Je ne sais pas si une telle chose existe, mais au point où nous en sommes, ça fait à la limite plus sérieux que expert en sûreté...

[2] km/h, mais passons

[3] Essayez pour voir de respecter la limite de vitesse, vous recevrez plus de volées de bois vert de la part des autres automobilistes coincés derrière la tortue que vous êtes qu'en traversant une forêt d'épinettes en parapente...

[4] J'applique ici le même raisonnement quant au caractère raisonnablement prédictible d'un événement qu'en ce qui concerne les cyclistes : ne pas prévoir une plaque de glace en plein mois de mai n'est pas déraisonnable, par exemple.

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