Distinguer l'ennemi
Par Le zoïle à pédales le samedi, mai 16 2015, 02:01 - Mythes du cyclisme - Lien permanent
Bien souvent, les cyclistes sont vus comme foncièrement anti-automobilistes. C'est particulièrement vrai pour les cyclistes poussant l'outrecuidance jusqu'à remettre en question certains éléments du Code de la sécurité routière ou certaines configurations routières qu'ils jugent dangereux. Certains chroniqueurs ne se gênent d'ailleurs pas pour parler d'un lobby cycliste
, soi-disant groupuscule digne d'une secte franc-maçonnique et semble-t-il voué à éliminer tout véhicule à moteur de nos routes par tous les moyens possibles, y compris l'organisation de sabbats aussi révoltants que dégoûtants (à noter que ces réunions infâmes sont aussi appelées "Journée en ville sans ma voiture" par les bien pensants). Ce blogue lui-même peut être vu, de prime abord, comme étant "anti-automobiliste". Voici pourquoi ce n'est pas le cas.
Le but de ce blogue est d'améliorer la sécurité, le confort et l'efficacité des infrastructures cyclables, en mettant en lumière des situations dangereuses, des aménagements inefficaces ou des incongruités particulièrement crasses. Si le ton de mes billets est souvent polémique, je n'en disconviens pas, j'essaie systématiquement d'appuyer mes dires par des faits. On peut être en désaccord avec le traitement que j'en fais, mais il est difficile de nier les faits eux-mêmes.
Les lecteurs les plus attentifs remarqueront que je parle finalement assez peu des automobilistes, sinon pour signaler une situation dangereuse lors des croisements entre les flux d'automobilistes et de cyclistes. Et c'est très bien comme ça. Lorsque je discute d'aménagement urbain et d'infrastructures dangereuses, ce ne sont pas les automobilistes qui sont en faute (ni les cyclistes d'ailleurs). Dans bien des cas, mon argumentation se conclut par un Comment voulez-vous qu'un automobiliste puisse penser à X
, X pouvant être remplacé diverses actions étranges telles que tenir compte de cyclistes se déplaçant de l'autre côté de la rue dans le même sens que lui, anticiper que son virage à gauche croisera la trajectoire de cyclistes roulant tranquillement sur leur piste cyclable, prévoir qu'un cycliste roulant dans sa bande cyclable se verra subitement forcé d'empiéter sur la voie automobile, comprendre qu'un virage à droite au feu rouge le mène dans la trajectoire d'un cycliste tournant à gauche, etc.
Dans tous ces cas, je ne crie pas haro sur les automobilistes, loin de là : je les défends. J'explique à quel point ce qu'on leur demande est absurde et impossible à prévoir pour toute personne raisonnable et appelle vivement à modifier ces configurations routières surannées et dangereuses. Je ne critique pas les vélos non plus, notez bien : dans toutes ces situations, ils sont là où ils devraient être, légalement et logiquement parlant, compte tenu des aménagements routiers.
Au final, ils roulent bien ou pas, les automobilistes?
Bon an, mal an, je parcours entre 3000 et 3500 km sur mon vélo, autant pour me rendre au travail que dans un but ludique. Je croise toute sorte de gens, piétons, cyclistes, automobilistes et camionneurs. Bien franchement, je voudrais bien dire que tous les automobilistes sont des dangers publics, mais c'est faux. Il faut d'ailleurs, dans ce domaine, faire très attention au biais d'observation : à la fin de ma randonnée, je me rappelle bien plus de l'unique automobiliste m'ayant grillé la priorité et presque écrasé que des 100 autres ayant respecté ma présence sur la route. C'est la même chose pour un automobiliste d'ailleurs : on se souvient bien plus du cycliste à l'envers du trafic sans lumières la nuit et qui passait sur un feu rouge
que de tous les autres qui respectaient votre priorité et étaient bien visibles.
Objectivement, je dirais que la plupart des automobilistes sont respectueux des cyclistes et courtois. Dans certaines situations étranges, telles que celles évoquées sur ce blogue, ces automobilistes peuvent être surpris et entraîner un accident, c'est vrai. Mais ça n'a rien à voir avec le fait qu'ils soient intrinsèquement mauvais conducteurs. Parfois, ces conducteurs font des erreurs, comme tout le monde, cyclistes compris : ça ne me pousse pas pour autant à les traiter de dangers publics. Une distraction, bien qu'on veuille l'éviter le plus possible, ça arrive à tout le monde.
Mais alors, de quoi est-ce que je me plains? Eh bien, d'une frange minime des conducteurs. Oh, elle n'est pas bien importante si on la considère de manière relative : peut-être 2 à 3% des conducteurs, au plus un conducteur sur vingt. Le problème avec ces conducteurs, c'est que :
- Dans ses trajets quotidiens, un cycliste croise bien plus de 20 automobiles. Si on suppose un trajet de 20 minutes sur des rues d'une densité de circulation moyenne de 200 véhicules à l'heure (400 si on compte les deux sens), c'est donc 130 véhicules qui sont croisés à un moment ou un autre du trajet. Même avec une si faible proportion d'automobilistes problématiques, on en est déjà à 5 ou 6 pour le trajet en entier, alors qu'un seul suffit...
- Ces conducteurs ont une mentalité... en fait je ne parlerai pas de mentalité, parce que cela présuppose une intelligence. Disons plutôt qu'ils ont des comportements et des idées arrêtées tels qu'ils constituent littéralement des dangers publics pour les cyclistes[1].
Puisqu'il m'est difficile, en tant que parasite routier cycliste d'aller parler à ces gens sans risquer ma vie, je vais utiliser ce fabuleux outil qu'est Internet et aller directement à leur rencontre, virtuellement parlant. Pour ce faire, rien de plus facile : allez sur la page Facebook de la SAAQ. Isolez un article portant sur les cyclistes, peu-importe le sujet. Par exemple, ici, j'ai sélectionné une publication vidéo parlant des distances de dépassement sécuritaires pour les cyclistes. Jusque là, tout semble bien, bon la publicité est un peu surjouée, mais ça passe. On se dit que de respecter la vie des autres usagers de la route devrait être une évidence et on ne voit pas comment quelqu'un pourrait être contre... c'est à ce moment qu'on voit le fil de commentaires, dont je reproduis ici un extrait des "meilleurs moments" :
Oui, j'ai caché les noms et photos des divers intervenants : je ne cherche pas une vendetta sur ces personnes en particulier. Il reste que je lis certains de ces commentaires et je me demande franchement comment on peut tolérer que ces gens puissent conduire une structure métallique de plusieurs tonnes à plusieurs dizaines de km/h. Même en mettant de côté leur orthographe que je ne peux même pas qualifier de pourrie -- ce serait insulter les choses en décomposition, comment est-ce que quelqu'un, au Québec, en 2015, peut-il n'avoir aucun problème à parler de tuer quelqu'un. Je n'exagère pas :
- Un premier parle de
donner un coup de stering tien un de moin (sic, sic et re-sic)
- Un autre écrit
C DE VOTRE FAUTE SI ON VOUS FESSE EN CHAR
- Un troisième précise que
Lorsqu'un cycliste se fait frappé (sic), aucun capital de sympathie what so ever, comme une mouffette
. - Un quatrième indique que
quand j'vous vois (les cyclistes), j'vous passe le plus proche possible
(mais ça va, c'est pour qu'oncomprenne que c'est dangereux
; la prochaine fois que je vois mon neveu, je lui lance une bonbonne de propane enflammée,pour qu'il comprenne que le feu et le propane, c'est dangereux
)
Et encore, je ne parle pas du premier qui traite l'intervenant de la SAAQ de personne dépourvue de tout (sic) conscience
lorsque ce dit intervenant lui fait remarquer qu'écraser des gens est probablement une mauvaise idée...
Voilà. Voilà ceux contre qui je me bats. Voici mes ennemis. Pas les automobilistes, non. Les décérébrés qui ont décidé, littéralement, de me tuer, uniquement de par ma qualité de cycliste. Ce n'est pas un problème d'automobiliste que nous avons ici. Il n'y a aucune différence, en dehors du mode opératoire, entre les deux énoncés suivants :
- Je vais donner un coup de volant et tiens, un de moins
- Je vais sortir mon 12 et tiens, un de moins
Que des gens se sentent suffisamment à l'aise pour dire de telles choses publiquement, et que ces mêmes personnes aient le droit de conduire à vive allure un véhicule de plusieurs tonnes, voilà ce qui est inacceptable. Ce genre de propos est à la limite de la menace de mort et du dépôt d'accusations criminelles. Je ne sais pas ce qui pousse ces personnes à de tels sommets d'imbécillité, de bassesse et de psychopathie, mais une chose est sûre : de tels comportements ne peuvent être tolérés, ni sur la route, ni dans la société en général.
Vous n'êtes pas dans un James Bond
Ah oui, et en passant, un petit rappel d'intérêt public : les guerres personnelles sont interdites depuis le Moyen Âge. Même si un autre usager de la route commet un acte illégal, ça ne vous donne pas le droit de le tuer. Je sais, c'est dommage, nous ne sommes pas au Far West. Si vous voyez un cycliste rouler (illégalement) au milieu de la rue, ça ne justifie pas de l'écraser, quel que soit le point de vue que l'on emprunte. Si vos neurones ne peuvent mettre en branle un processus cognitif suffisamment complexe pour comprendre les considérations éthiques de tuer quelqu'un, alors, voici un petit truc, retenez l'association suivante : tuer est mal. Trois mots à retenir, ça devrait être dans le domaine du possible, non?
Bien sûr, le fait qu'un piéton/cycliste/automobiliste déboule sur votre droite en prenant votre priorité vous dédouane de la responsabilité de l'accident. Vous n'avez pas à gérer les stupidités des autres. Mais dès que vous auriez pu éviter l'accident, vous êtes criminellement responsable, même si à la base vous étiez dans votre droit. Un cycliste ne fait pas son arrêt obligatoire? Il est en tort et mérite une contravention. Vous décidez de lui donner une leçon en l'écrasant? C'est vous qui êtes un criminel, tout autant qu'un cycliste qui se promènerait avec une carabine et qui tirerait sur les automobilistes ne lui laissant pas la priorité. En dehors de l'arme utilisée, il n'y a pas de différence.
Conclusion
Je n'aime pas me faire qualifier d'anti-automobile : l'automobile a son utilité et je ne me prive pas moi-même d'en profiter. Les systèmes de transport urbain lui font peut-être une trop belle part, mais c'est une autre histoire : dans tous les cas, l'automobile a sa place sur les routes, je ne le dénierai certainement pas. La plupart des automobilistes sont très respectueux : pour 95% à 98% de ceux-ci, il n'y a rien à changer, continuez simplement de rouler en respectant les autres usagers de la route.
Par contre, la minorité restante est très problématique. Que je sois bien clair : je ne m'attaque pas à eux parce qu'ils sont automobilistes, mais parce qu'ils sont des imbéciles au volant d'une automobile. Encouragée par certaines stations radiophoniques faisant de la médiocrité et de l'absence de sens critique une marque de commerce, cette frange minoritaire des automobilistes persiste et signe malgré tous les avancements que le cyclisme a connus au Québec. Qu'ils râlent dans leur coin ne me dérange pas : c'est lorsqu'ils viennent mettre ma vie et celle des autres cyclistes en péril que je mets le holà. Tant que je devrai considérer chaque automobiliste comme potentiellement capable de me tasser dans le trottoir / le fossé / un poteau pour un oui ou pour un non, de me klaxonner au pire moment possible pour bien m'indiquer ma qualité d'indésirable ou de me donner une leçon
en me roulant dessus, je continuerai à m'insurger devant cette incivilité poussée à un niveau stratosphérique.
Non, je ne suis pas anti-autos. Je suis anti-idiots.
Note
[1] À noter que ces automobilistes sont aussi des dangers publics pour les piétons et les autres automobilistes, c'est juste qu'au moins dans ce dernier cas, vous avez quelques plaques de tôle pour vous protéger...