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Étude de cas : le Vélo-Boulevard (axe Père-Marquette)

Le trajet Colline Parlementaire - Université Laval fait clairement partie des projets les plus discutés des dernières années. Malheureusement, il est aussi un projet qui illustre bien le proverbe selon lequel l'enfer est pavé de bonnes intentions. Bien qu'il ait été mis en place avec, à n'en point douter, beaucoup de bonne volonté, il fait partie des gâchis qui montrent l'inaptitude généralisée à comprendre le sens de “cyclisme utilitaire”, ou à tout le moins l'incapacité à le faire peser dans la balance lorsque vient le moment de considérer d'autres éléments. Ce billet récapitule l'histoire de cet axe cyclable et présente ses problèmes actuels les plus importants.

L'histoire mouvementée du Vélo-Boulevard

Prenons tout cela par le commencement. En 2008, la ville de Québec se dote d'un Plan directeur du réseau cyclable, ou PDRC. À ce moment, on semble prévoir paver d'or les pistes cyclables et les entourer d'arbres en diamant dans lesquels chanteraient les rossignols (j'exagère à peine). Je cite l'introduction du document :

(...) le PDRC permettra le développement d’un réseau cyclable intégré, aux ramifications dans chaque quartier, reliant les grands parcs et équipements publics, connecté au réseau de transport en commun et répondant aux attentes de la population pour tous ses déplacements urbains, qu'il (sic) soient utilitaires ou récréatifs.

Histoire de bien appuyer mon propos, une autre citation :

La Ville a énoncé (...) les grands principes qui guident l'élaboration du plan directeur du réseau cyclable :
- Concevoir un réseau confortable, fonctionnel et sécuritaire accessible à l'ensemble de la population;
- Bâtir un réseau continu, intégré, structurant et bien hiérarchisé;
(...)
Définir un réseau cyclable utilitaire;

Je me permets d'insister : on planifie donc la création d'un réseau cyclable utilitaire, fonctionnel, continu et sécuritaire.

Parmi les projets discutés, la création d'un lien cyclable parcourant la haute ville d'est en ouest fait partie des plus importants, d'une part parce qu'il est réclamé de longue date et aussi parce qu'il n'existe aucune alternative viable pour un cycliste voulant effectuer ce trajet autre que l'utilisation des grands axes routiers tels que le Boul. René-Lévesque ou le Chemin Sainte-Foy.

Au départ, la ville voit les choses en grand : un réaménagement complet du Boul. René-Lévesque est prévu (pourquoi pas, avec l'ajout d'un tramway au passage). Malheureusement, ce projet a également pour conséquence de réduire l'espace de stationnement accordé aux automobiles, ce qui le rend forcément inacceptable et destructeur de pauvres petits commerçants qui ne pourront plus accueillir leurs clients dans des conditions décentes, à savoir un bel espace asphalté. En fin d'année 2010 (le Soleil l'annonce le 3 novembre), après d’âpres discussions, la ville confirme donc l'abandon de ce projet, au profit d'un “Vélo-Boulevard” sur l'axe Père-Marquette – la rue Père-Marquette étant une rue de quartier parallèle au Boul. René Lévesque. Rappelons-nous de ce nom, Vélo-Boulevard, cela se révèlera d'une certaine importance dans la suite.

Le 1er mai 2014, on annonce fièrement que le Vélo-Boulevard sera terminé au cours de l'été[1]. Dans la fiche synthèse du projet, on peut lire en toutes lettres :

(...) la Ville aménage un lien cyclable utilitaire direct entre le campus de l’Université Laval et la colline Parlementaire.

Pas de nuances ici. On parle bien d'un lien direct et adapté aux cyclistes utilitaires. Observons donc ce que tout cela donne au final, en comparant le trajet d'un cycliste et celui d'un automobiliste.

Comparaison cycliste/automobiliste

Prenons un exemple de trajet simple : une personne souhaite se rendre du Grand Théâtre (rue de Claire-Fontaine, à quelques pas de la Colline Parlementaire) au Pavillon Alphonse-Desjardins de l'Université Laval. Ces deux bâtiments sont situés directement sur le trajet du Vélo-Boulevard.

Voyons d'abord le trajet que va emprunter un automobiliste (selon Google Maps) : distance_ulaval_grandtheatre_auto.png

Nous parlons donc d'un trajet de 5 km, pour environ 11 minutes de déplacement. On peut par ailleurs constater le côté direct du trajet. Voyons maintenant le trajet d'un cycliste empruntant le Vélo-Boulevard, selon la signalisation en place au 31 août 2014 : distance_ulaval_grandtheatre.png On observe des différences assez nettes par rapport au trajet de l'automobiliste. Premièrement, et je reprends ici le mot exact utilisé dans les documents publiés par la ville de Québec, qu'est-ce que ce trajet a de direct? La distance parcourue est supérieure de 40%! Les détours semblent quasiment risibles lorsqu'on les observe sur une carte.

Deuxièmement, il y a autre chose que la carte ne montre pas : la signalisation routière. Sur ces 6.9 km, on retrouve, au 31 août 2014, la bagatelle de 32 arrêts obligatoires, 7 feux de circulation et 1 cédez. Au total, un cycliste doit s'arrêter en moyenne à tous les 175 mètres. Qu'est-ce que ce trajet a d'utilitaire (en dehors de pouvoir tester ses freins)? Et encore, si ces arrêts obligatoires avaient un certain sens dans leur positionnement, on pourrait comprendre. Mais ici, non. La voie cyclable, qui, je le rappelle, est un Vélo-Boulevard n'a (entre autres) pas priorité sur une entrée de service, ainsi que sur une sortie de stationnement : IMG_20140731_092258.jpg

Avant que d'aucuns ne me le fassent remarquer, la vue de la piste cyclable ET de la sortie de stationnement est tout à fait dégagée, et une espace plus que suffisant est présent des deux côtés de la piste pour permettre aux automobiles de s'arrêter éventuellement. La raison de cet arrêt obligatoire n'a donc pas grand-chose à voir avec la sécurité.

Hum, et si on empirait les choses?

Les plus avisés et informés de mes lecteurs pourront me faire remarquer que le parcours du Vélo-Boulevard n'est pas exactement celui que j'ai présenté. En effet, il a été décidé de construire une piste cyclable dans les terrains du Collège Bellevue, afin d'éviter une partie du détour du Boul. de l'Entente. Voici ce que le trajet final donne (selon le plan officiel de la ville de Québec) : axe_marquette_plan_grand.jpg

Ce changement au trajet (encore non officiel au 31 août 2014, notons le bien, le marquage au sol indiquant clairement la voie du Boul. de l'Entente) permet de le raccourcir d'environ 500 mètres, et retire 2 feux de circulation et 3 arrêts obligatoires, ce qui fait en sorte que le trajet du cycliste n'est maintenant plus “que” 30% plus long, et qu'il ne comporte “que” 29 arrêts obligatoires, 5 feux de circulation et un cédez. Cependant, si l'on prend le temps d'observer le trajet, on s'aperçoit qu'il y a également deux arrêts fantômes. Qu'est-ce que je veux dire par là? Un arrêt fantôme est tout simplement une intersection où il est manifeste que les cyclistes n'ont pas la priorité et doivent ralentir voire s'arrêter, mais où aucune signalisation n'est en place, il faut simplement la "deviner"... Par exemple, observez les intersections suivantes (dans la première, la piste cyclable arrive de la gauche, au poteau rouge) : IMG_20150804_115421.jpg IMG_20150804_115639.jpg

Certes, il n'y a pas explicitement de panneau d'arrêt à ces intersections, mais, bien franchement, est-ce que quiconque prendrait au sérieux un cycliste soutenant qu'il a coupé une automobile à ces endroits, mais qu'il était dans son droit?

Bref, si on tient compte de ces arrêts fantômes, on termine par un décompte de 31 arrêts, 5 feux et 1 cédez... Mince victoire par rapport à la situation antérieure, d'autant plus que pour une raison obscure, la ville a jugé qu'il serait intéressant de faire passer le lien cyclable utilitaire principal de la Haute-Ville... dans un parc pour enfants. Non, je ne blague pas, un boulevard passe directement dans un parc d'amusement pour enfants : IMG_20140815_120014.jpg

Et ce n'est pas tout! Il était visiblement difficile de trouver où faire passer la piste cyclable pour se rendre jusque là. Pas de problème, se sont probablement dit les responsables : il suffit de repeinturer l'entrée piétonnière! Résultat, on se retrouve avec un boulevard à vélo de 2.5 mètres de large partagé avec les piétons -- y compris de nombreux groupes d'enfants, donc [2] : IMG_20140829_110144.jpg

Je ne peux pas décemment reprocher aux gens de marcher à un endroit où la signalisation le recommande explicitement, mais il reste que c'est souvent un casse-tête pour concilier piétons et cyclistes dans un espace si restreint. Je le rappelle encore : nous ne parlons pas ici d'une vague piste cyclable de quartier empruntée par quelques perdus tout au plus, non, il est question du lien cyclable principal de la Haute-Ville! IMG_20140829_110123.jpg

À ce stade, faisons un petit aparté, et transportons-nous dans un monde où la ville construit les infrastructures routières de la même manière que celles cyclables. La ville annonce en grande pompe un boulevard (le prolongement de Robert-Bourassa/du Vallon, par exemple). Lors de l'inauguration, on constate :

  1. Que le boulevard fait 10 km de détour sur un trajet de 30 pour éviter un arbre, un cabanon et plusieurs fourmilières.
  2. Que les usagers sortant du club de sport, du centre jardin et de l'entreprise de pompes funèbres locale ont priorité sur tous les utilisateurs du boulevard.
  3. Qu'on a fait passer le trajet en plein milieu d'un parc municipal, où s'amusent aussi joyeusement que quotidiennement des dizaines d'enfants.
  4. Qu'il y a par ailleurs des passages où la route se réduit à peau de chagrin. C'est aussi dans ces passages que vous devez partager la route avec une colonie de vacances. Bien sûr, tout regrettable accident se produisant à cet endroit vous sera automatiquement imputé, à vous et à la délinquance généralisée de vos semblables.

Quel non-sens, diraient les gens! Quel mauvais urbanisme, quelle façon débile de concevoir les trajets utilitaires dans la ville! Mais ici, on parle de cyclistes alors bon, ce n'est pas vraiment grave. En fait, personne ne semble s'en émouvoir particulièrement. Si un cycliste frappe un enfant, ce sera sûrement parce que les cyclistes sont tous des égoïstes fous qui aiment blesser les gens, particulièrement ceux sans défense. Et encore, je ne parle pas ici du détour par le Boul. de l'Entente, qui force les cyclistes à redescendre pour remonter par la suite à l'université...

Certains pourront me rétorquer : oui, mais l'automobiliste qui emprunte René-Lévesque, il a aussi des feux de circulation à respecter (dans ce cas, 20 pour être précis). Oui, mais voilà, ces feux de circulation, ils sont synchronisés. À 50 km/h, aucun automobiliste n'aura à s'arrêter plus que quelques fois, puisque les feux sont conçus pour lui laisser le passage. C'est là toute la différence.

Conclusion

Au final, ce tracé et les conséquences qui en découlent sont symptomatiques du plus grand problème que vivent les cyclistes urbains : le manque flagrant d'infrastructures de cyclisme utilitaire. Même si les plans de développement de la ville mentionnent ce terme à de nombreuses reprises, il est tout sauf appliqué en pratique. Le cycliste utilitaire est quelqu'un qui souhaite aller efficacement d'un point A à un point B. La beauté de la piste lui importe peu, c'est l'efficacité qui prime. Personne ne peut décemment qualifier un circuit tel que celui de l'axe Père-Marquette comme efficace. Faites l'exercice : imaginez que ce trajet est celui suggéré aux automobiles. Que diriez-vous? Aimeriez-vous savoir que votre trajet vers le travail prend 2 fois de temps que ce qu'il pourrait prendre avec une autre alternative simple? Non? Vous venez de comprendre pourquoi autant de cyclistes empruntent le Boul. René-Lévesque ou le Chemin Ste-Foy malgré la présence du Vélo-Boulevard (selon une étude de Vélo Québec, en 2010[3], moins de 40% des cyclistes empruntaient l'axe Père-Marquette pour les déplacements dans ce coin de la ville...)

Que l'on soit clair ici : l'objectif d'un cycliste faisant du vélo de façon utilitaire n'est pas de se ficher du code de la route ou des autres usagers, contrairement à ce que soutiennent les animateurs de radios à la ligne éditoriale de qualité discutable. En tant que cycliste, je n'ai aucun problème à arrêter et à respecter la priorité des autres. Le problème n'est pas là. Le problème, c'est la qualification de “Boulevard” utilisée pour un trajet où un cycliste doit mettre pied à terre à tous les 200 mètres! Le problème, c'est qu'un axe de transit principal n'ait pas la priorité sur de petites rues résidentielles, des entrées de service, voire des sorties de stationnement! Le problème, c'est que cet axe traverse un parc pour enfants! Même la ville l'a bien compris : dans sa carte du Plan directeur du réseau cyclable (ou on peut encore incidemment encore voir le trajet cyclable sur René-Lévesque “en projet”), l'axe Père-Marquette est très clairement désigné comme un Lien de Quartier, ce qu'il est au fond : axe_marquette_projete.png axe_marquette_projete_legende.png

Tous ces problèmes sont donc bien connus de la ville de Québec. Dans le rapport de consultation menée en 2011 sur le projet pilote de ce même trajet, on peut lire des commentaires tels que :

Plusieurs personnes mentionnent qu’il y a trop d’arrêts obligatoires sur le parcours. Étant donné qu’il y a maintenant moins de voitures qui circulent, il est proposé de diminuer le nombre d’arrêts pour faciliter la circulation des cyclistes

Pourtant, à ce jour, rien ne semble planifié pour régler ces absurdités aussi attristantes que criantes...

Notes

[1] Source

[2] J'aurais aimé produire une photo avec un groupe d'enfants traversant le passage en question (ce n'est pas ça qui manque), mais je n'avais pas particulièrement envie que l'on m'identifie comme "le monsieur louche qui prend des photos d'enfants dans un parc"... Si quelqu'un veut m'en envoyer (des photos, pas des enfants), je suis preneur.

[3] L'état du vélo au Québec en 2010, zoom sur Québec

Commentaires

1. Le jeudi, août 6 2015, 21:21 par Jean

Je propose qu'on rebaptise le vélo-boulevard Père-Marquette, le vélo-labyrinthe Père-Marquette.
Est-ce qu'il y quelqu'un qui seconde ma proposition ?

Les administrations publiques, qui ont une réelle volonté politique de promouvoir des idées novatrices en terme d'urbanisme, se tiennent debout et n'ont pas peur de confronter leurs détracteurs.
Ce n'est visiblement pas le cas de l'administration Labeaume qui a reculé devant les groupes de pressions. On peut le constater avec le lamentable aboutissement de ce projet.

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